Magnifique exposition organisée par la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, le musée du Louvre et l’Art Institute of Chicago où elle sera présentée du 8 mars au 21 juin 2020. Cette rétrospective est la première grande exposition jamais consacrée en France à cet artiste.
Né en 1541 en Crète, Doménikos Theotokópoulos, dit Greco, fait son premier apprentissage dans la tradition byzantine avant de parfaire sa formation à Venise puis à Rome. C’est cependant en Espagne que son art s’épanouit et s’implante durablement à partir de la décennie 1577. Attiré par les mirifiques promesses du chantier de l’Escorial, l’artiste importe dans la péninsule la couleur du Titien, les audaces du Tintoret et le style héroïque de Michel-Ange. Cette éloquente synthèse, originale mais cohérente par rapport à son itinéraire, donne à Greco, mort quatre ans après Caravage, une place particulière dans l’histoire de la peinture : celle du dernier grand maître de la Renaissance et du premier grand peintre du Siècle d’Or.
Redécouvert à la fin du XIXe siècle, célébré par les écrivains, reconnu et adopté par les avant-gardes du début du XXe, l’artiste jouit ainsi du double prestige de la tradition et de la modernité, Greco est un insatiable inventeur de formes, mettant au point des compositions innovantes et audacieuses sur lesquelles il n’aura de cesse de revenir tout au long de sa carrière, variant les effets, les moyens plastiques, les intentions de son discours.
De l’art d’icône à son adhésion esthétique au courant vénitien ; ses inventions et variations, qui permettent, sur un même thème, de mesurer le caractère novateur de son art et de suivre le cheminement de son style de Venise à Tolède ; sa sensibilité, plus humaniste que mystique, son tempérament spirituel, fougueux et littéraire.
Doménikos Theotokópoulos, dit Greco, est incontestablement l’un des talents les plus originaux de l’histoire de l’art. Sa peinture si singulière a suscité de nombreuses théories, souvent farfelues.
son obstination à défendre sa vision de l’art l’ont élevé, à la force du pinceau, parmi les grands maîtres de la Renaissance, avant de faire de lui, bien plus tard, le prophète de la modernité.
La scène artistique qu’il découvre en Italie lorsqu’il s’y installe vers 1567 est partagée entre Titien dont le pinceau règne dans la cité des Doges, et Michel-Ange (mort en 1564) dont l’art domine toujours Rome et Florence. Greco doit trouver sa voie. Il épouse la couleur de l’école vénitienne, mais lui concilie la force du dessin et de la forme michelangélesque.
Les quelques 75 oeuvres rassemblées dans cette exposition entendent rendre hommage au génie inclassable et sauvage que fut Greco. Avec ses cimaises blanches et simples, la scénographie veut laisser à l’artiste le monopole de la couleur et recréer la modernité de regard qui accompagna sa redécouverte par les avant-gardes.
C’est sur une île grecque, la Crète, que Greco voit le jour vers 1541, à Candie, actuelle Héraklion, alors dominée par Venise. Il se forme dans la tradition byzantine des peintres d’icônes comme en témoigne son Saint Luc peignant la Vierge mais pratique aussi un style hybride s’inspirant de l’art occidental qu’il connait à travers les gravures et les tableaux importés de Venise.
Arrivé à Venise dans les premiers mois de l’année 1567, Greco y trouve une société cosmopolite dont les accents orientaux lui rappellent sa Crète natale. Surtout, il y découvre Titien, son modèle, dont il fréquente peut-être l’atelier, Tintoret, dont le style dynamique le stimule, Pâris Bordone, dont il admire les perspectives architecturées, et Jacopo Bassano dont il retiendra sa vie durant le clair-obscur. Il y apprend la grammaire de la Renaissance et le langage de la couleur chère à Venise. Face aux tenants de la ligne, menés par le Toscan Giorgio Vasari [cat. 19], il embrasse la cause des défenseurs du colorito. Ces premières années italiennes, entre 1567 et 1570 environ, lui permettent de transformer son écriture artistique. S’inspirant de gravures mais plus encore par l’observation et l’intuition directe de la peinture, il abandonne l’art appliqué de l’icône pour adhérer aux ambitions de la Renaissance.
Parmi les nombreuses facettes du talent de Greco, celle de portraitiste n’est pas la moindre. Dès sa période romaine (1570-1576), il semble jouir d’une solide réputation dans ce genre. Ainsi, dans sa lettre de recommandation au cardinal Farnèse, l’artiste miniaturiste Giulio Clovio mentionne un autoportrait de Greco qui suscite l’admiration de tous les peintres de Rome. Si ce tableau est aujourd’hui perdu, d’autres toiles témoignent de son succès dans le genre du portrait. Comme dans l’ensemble de sa production, il évolue d’un style fortement vénitien à une manière puissante et plus personnelle. Sa fréquentation des cercles humanistes du palais Farnèse lui permet en outre d’accéder à la société érudite de son temps.
Greco place la variation au coeur de son processus créatif. Faut-il y voir un héritage de sa formation byzantine fondée sur la répétition de prototypes ? Est-il inspiré par les pratiques observées dans les ateliers vénitiens ? Quoi qu’il en soit, son art semble s’animer de cette tension permanente entre invention et variation. Cette approche lui offre en effet l’occasion de retravailler une formule, de trouver des alternatives et, de variations en variations, de parvenir à des solutions inédites et affinées.
D’une certaine façon, sa démarche originale devance le travail en série propre aux impressionnistes et à Cézanne. Elle conduit en tout cas Greco à former son propre alphabet artistique et à imposer ses canons à travers un catalogue d’images et de types. Si elle témoigne d’une incroyable fertilité d’imagination, elle entraine aussi son art dans une logique autoréférentielle qui finit par former un monde clos, nourri de lui-même, souverain mais progressivement isolé.
Greco place la peinture au-dessus de tous les autres arts. Dans le débat entre tenants de la ligne et tenants de la couleur, il prend clairement le parti de ces derniers. Rarement conservé, le dessin, qu’il pratique de façon marginale, est une simple modalité fonctionnelle dans son processus de création. Seules sept feuilles peuvent aujourd’hui être attribuées à Greco avec un certain degré de certitude : deux, de sa période italienne, sont des méditations d’après Michel-Ange [cat. 43, présentées au début de l’exposition] ; trois sont préparatoires au grand retable de Santo Domingo el Antiguo à Tolède [cat. 41, 42] ; deux enfin sont liées à l’importante commande passée pour le collège de Doña Maria de Aragón à Madrid [cat. 44].
Emblématique plus que toute autre, la série du Christ chassant les marchands du Temple permet, autour d’un même thème et d’une même composition, de suivre Greco de ses premières années italiennes à ses dernières années tolédanes. Ce ne sont pas seulement le style, la technique, le format ou le support qui varient de tableau en tableau, c’est l’artiste lui-même qui se ressource et se réinvente.
Le sujet dut particulièrement le marquer. Peut-être s’identifie-t-il à ce Christ en colère qui purifie le Temple comme il entend purifier la peinture de ceux qui la trahissent, de ceux qui ne savent pas l’apprécier, ou encore de ceux qui rechignent à rétribuer la création artistique à sa juste valeur? Quelles que soient ses motivations, cette composition l’accompagne tout au long de sa carrière. Elle emprunte tour à tour à l’architecture vénitienne et romaine comme à la sculpture antique et à Michel-Ange.
Quand Greco s’éteint en 1614, Caravage est mort depuis quatre ans déjà. A bien des égards pourtant, ses clairs-obscurs, ses grands effets déclamatoires, sa touche libre et enlevée anticipent l’art de certains peintres du XVIIe siècle. Après un long temps d’oubli, ce sont les impressionnistes et les avant-gardes qui sauront le redécouvrir et le comprendre au point d’en faire leur prophète, voire, plus intimement encore, leur camarade sur les bancs indisciplinés de la modernité.
Au fond, la vie de Greco c’est celle d’un émigré Grec qui veut réaliser son rêve : devenir un grand peintre de la Renaissance. Malgré de nombreuses vicissitudes il y parvient, mais il va surtout au-delà. En effet, si Velázquez est le peintre des peintres, Greco est celui des écrivains. Nul autre que lui n’a autant inspiré les poètes. Si Velázquez est une révélation pour la génération romantique (Manet), Greco est une révolution pour les avant-gardes (Picasso). Mieux, il est l’un des leurs, un cubiste et un Fauve, car Greco est l’outsider de la peinture ancienne. Son art en quelque sorte c’est la Renaissance à l’état sauvage.
Bouchra KIBBOU
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